Extrait de la revue Laura
Anne-Laure Even - LAURA #6 - oct - 2008.
O misère de nous ! Notre vie est si vaine qu’elle n’est qu’un reflet de notre mémoire.
François René Chateaubriand in Mémoires d’outre-tombe
En cette ère schizoïde, le multimédia peut-il être appréhendé comme un outil concret permettant de gérer la mémoire individuelle ?…
Les NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) apparaissent effectivement comme un système complexe d’archivage et de gestion des données, entre mémoires vives et disques durs – on pourrait d’ailleurs faire un parallèle direct entre l’ordinateur et le cerveau, pour lequel on parlera plutôt de mémoire sensorielle (à court terme), et de mémoire autobiographique (à long terme).
C’est en tous cas à cette ultime utopie de l’esprit moderne que se consacre Philippe Bruneau avec sa Série noire (2006), livrant à l’ordinateur les traces de ses souvenirs personnels !
Selon sa propre formule, cette série tente de « rendre mal visible le plus lisible des dessins : des portraits de gens familiers ». Et, voilà tout ce que sa pudeur révèle, arguant que ce qui l’intéresse concerne plus le travail de l’image, que les questions d’identité et de filiation.
Les portraits de la Série noire résultent de la surimposition de plusieurs images photographiques, dont les contours ont été vectorisés AUTOMATIQUEMENT sur illustrator : le ‘tracé automatique’ se réalise en quelques clics, puis chaque sélection est isolée sur un calque correspondant à une personne, et, l’image finale s’obtient par la superposition de tous ces calques.
Clément / Marie / Philippe représentent, en fait, le père, la mère et l’artiste, un peu dans le goût de l’Hommage à Freud de Michel Journiac (1972), mais dans une version paradoxalement désubjectivée par le traitement informatique. Christiane / Bernard combinent les portraits de la sœur et du frère de l’artiste.
Ces portraits de famille – un peu plus que des « gens familiers » – sont synthétisés en simples tracés blancs sur fond noir, tantôt minimalistes, tantôt baroques, selon qu’ils se retrouvent brouillés, en correspondance ou isolés.
Philippe Bruneau, alias Kphb, décharge sa mémoire douloureuse sur son ordinateur, en particulier le souvenir de ces personnes disparues, comme si l’objectivité rationnelle du numérique permettait d’alléger les douleurs de nos existences approximatives. Il existe, évidemment, un contraste très fort entre une démarche aussi profonde, liée à la mort des proches et au deuil, et le choix d’un tracé automatique géré par un logiciel multimédia. L’artiste teste ainsi la validité du multimédia à ouvrir sur une quête identitaire, c’est-à-dire qu’il recherche le potentiel véritablement artistique du multimédia, tout en assumant pleinement le désenchantement post-moderne.
Dans une série d’autoportraits réalisés en 1992, l’artiste fait « l’expérience du noir » : grâce au multimédia, il prétend vivre la réalité transposée d’un aveugle, retournant avec une ironie mordante tous les canons de la modernité et de sa quête du surhomme à travers la technologie !
Vrai otaku, boulimique visuel, Kphb expérimente scrupuleusement les nombreux aspects de la crise identitaire actuelle, cherchant, tel un aventurier sans boussole, à circonscrire les limites de cette perte du MOI dans le tout communicationnel.
Anne-Laure Even
pour la revue LAURA #6
oct - 2008