Extrait de

B. Gervais et Mariève Desjardins,
« Le spectacle du corps à l’ère d’Internet. Entre virtualité et banalité »,
Protée
, vol 37, no 1, 2009, p. 9-23.

Montages photographiques :Grand nu (p. 16-18)

Nude 02 – Grand Nu est une composition photographique de l’artiste Philippe Bruneau réalisée en 2005. Il s’agit d’une animation Flash qui présente un mouvement de haut en bas (rappelant le pan du cinéma) sur un corps féminin. A priori, le corps féminin semble tout à fait normal. Mais plus le mouvement de caméra fictive descend sur ce corps, plus des anomalies se présentent dans sa constitution. D’une tête de femme glamour, on passe à un cou d’homme, un ventre de femme enceinte, un pubis, des cuisses tatouées, des pièces électroniques intégrées à des genoux déformés puis des jambes cassées dont l’une est dans un plâtre et l’autre carrément décrochée du corps.

On ressent une certaine angoisse à observer le déroulement de l’image de ce corps improbable , sentiment qui est considérablement renforcé par la musique de kphb, dramatique à souhait. L’animation est présentée en boucle, ce qui accentue la tension. Le corps défile de façon continue et notre regard se porte à répétition sur cet être hybride, composé de membres volés en quelque sorte à d’autres corps*. De désirable, ce corps féminin se transforme peu à peu en monstre, dont le modèle est sans contredit la créature du Dr Frankenstein, issue du roman de Mary Shelley.

Il n’y a pas de réelle interactivité dans l’œuvre de Bruneau. Mais ce dernier invite tout de même les internautes à y participer en intégrant au montage photographique les URL des sites d’où proviennent les images participant à la composition de ce corps virtuel. Les lignes de texte défilent à contre courant. Ainsi, tandis que le mouvement de la caméra détaille le corps de la tête aux pieds, le texte, lui, va de bas en haut. L’opposition des mouvements ascendant et descendant et les rythmes de défilement rendent le texte en partie illisible (pour récupérer l’information, il faut faire une capture d’écran, seule capable d’arrêter le texte et de permettre sa lecture). Les deux plans du texte et de l’image sont en tension comme si l’origine et la fin de ce corps ne pouvaient se réconcilier. Le corps virtuel de Grand Nu ne peut véritablement exister que dans l’esprit de l’internaute, capable d’appréhender d’un seul regard ces deux temporalités.

Comme internautes, nous pouvons ainsi aller vérifier les liens et les origines des photos sélectionnées. Ces URL témoignent de la démarche de l’artiste, mais ils indiquent aussi précisément à quelles parties du corps virtuel ils sont associés. Parmi quelques-uns des URL fournis (dont certains sont déjà désuets, trois ans après la parution de l’œuvre, signe étonnant que la décadence se met rapidement de la partie dès qu’un corps défait est offert à l’étude), la tête est tirée du site officiel de l’agence de mannequins Ford, qui offre des photos de ses principaux modèles. Le cou provient d’un site personnel et, fait intéressant, c’est le cou d’un homme qui se trouve transplanté sur le corps de cette créature. Les seins cachés en partie par un bras proviennent d’une photo illustrant l’examen du sein, extraite d’un site canadien de santé publique consacré au dépistage du cancer du sein et à l’auto-examen. Quant au ventre protubérant, il provient d’un site personnel : le journal photographique « Avant Ana… », consacré à la grossesse de la mère d’Ana. La photographie choisie, intitulée « Petit ventre devient très gros », est l’une des vingt-cinq dédiées à cette période.

Le corps de Grand Nu est ainsi la réunion de photographies disséminées à la grandeur du cyberespace. En fait, les photos ne viennent pas d’une banque d’image; c’est Internet dans sa totalité qui fait figure d’une telle banque. Les sites de partage d’images en sont une manifestation, mais les pages personnelles et les blogs regorgent de photographies. Ce sont les formes de l’extimité qui sont ainsi explorées. Or, les images publiées peuvent être non seulement observées, mais manipulées, utilisées et transformées. L’œuvre de Bruneau, en identifiant explicitement les sources du collage, montre à la fois la diversité des ressources disponibles sur Internet, l’hétérogénéité des photos disponibles et des objectifs poursuivis par leur diffusion, ainsi que le détournement auquel elles ont été soumises. Le processus est mis de l’avant : Grand Nu est une image porteuse à la croisée d’un ensemble d’images déportées, soudées les unes aux autres jusqu’à constituer une nouvelle figure, hybride et instable.

Le collage ou montage photographique n’est pas propre au cyberespace. Depuis l’invention de la photographie, les artistes n’ont cessé de jouer avec la pellicule, immisçant dans une image des éléments d’une autre, multipliant les expositions, les temps de développement, les réunions étonnantes, l’ajout de textes, etc. Mais, avec le numérique, il est devenu une pratique que n’importe quel amateur peut, sans matériel spécialisé, utiliser pour créer de nouvelles images, de nouvelles représentations du corps.

L’esthétique du montage exploitée par Grand Nu vient affaiblir le statut de totalité de toute image. Elle apparaît d’emblée comme un composite, dont les sutures paraissent de façon explicite. Or, avec la pratique numérique du collage, ce n’est pas tant le monde et son hétérogénéité qui sont signalés, référence lointaine en ce que le monde n’est jamais présent que par ses manifestations et ses signes, que le cyberespace et sa présence immédiate. L’image composée manifeste sans détour son contexte. Elle annonce, et le procédé qui a servi à la constituer, et la matériau lui-même qui a été utilisé. Si le collage numérique est fait d’une hétérogénéité atténuée, du fait qu’il ne réunit jamais que des éléments composés à l’aide d’un seul et même matériau, un langage informatique; en retour, la présence du monde ou de l’environnement en fonction duquel il procède n’est jamais loin, puisqu’ils peuvent être rejoints d’un clic de la souris. Avec les collages Kurt Schwitters, pour ne prendre que cet exemple canonique, nous n’avons plus accès à la partie du réel qui a été utilisée, le lieu premier de l’objet trouvé n’est plus disponible. Avec le collage de Bruneau ou, plus largement, avec le montage numérique, l’objet trouvé peut toujours être récupéré, parce que son lieu premier est le même que celui de l’œuvre produite. La relation n’est pas rompue, elle est toujours potentiellement présente et peut être actualisée. Le montage photographique de Grand Nu garde ses liens, comme si le cordon ombilical n’avait jamais été sectionné, ce que les URL rendent manifeste.

Les figures hybrides des corps virtuels ne constituent une totalité que pour les internautes qui aperçoivent une forme là où il n’y a que du code. En fait, cette tendance à récupérer une forme à partir des segments proposés est combattue, dans Grand Nu, par le dispositif même adopté par l’artiste. Car son nu ne se donne pas d’un seul coup d’œil, il se laisse découvrir peu à peu. L’image est plus haute ou longue que la fenêtre ouverte qui lui donne accès. Et l’image apparaît de haut en bas, dans un mouvement descendant. C’est donc une figure non seulement morcelée par les collages dont elle est constituée, mais encore fractionnée par le défilement auquel elle est soumise. Notre regard glisse le long de son corps. Et jamais on ne peut avoir une vue d’ensemble de ce corps. S’il est virtuel, au sens où il est essentiellement numérique, il n’est, de plus, jamais actualisé que de façon fragmentaire.

Ces corps reconstruits de toutes pièces, le cyberespace en est plein. Ils font d’ailleurs partie des tout premiers développements hypertextuels. Dès 1995 , Shelley Jackson faisait paraître chez Eastgate Systems, Patchwork Girl, un hypertexte de fiction. Rédigée sur Storyspace, un logiciel consacré à la rédaction d’hypertextes, cette œuvre de Jackson était une métafiction déployée à partir de la figure du monstre de Frankenstein, issue du roman éponyme de Mary Shelley. Shelley Jackson y féminisait le monstre, et elle en donnait une version postmoderne, fondée sur une narrativité éclatée, sur une identité problématique, ainsi que sur une représentation dysphorique du corps.

Le monstre de Jackson, comme son modèle, était un être composé de parties de corps empruntées et il s’est très vite imposée comme l’une des figures par excellence de notre entrée dans une culture numérique. Jackson avait bien compris en effet la nature du corps virtuel, du corps image contemporain, attaqué de toutes parts et expérimenté essentiellement sur le mode de la perte et du deuil. Deuil de la totalité, d’un corps intact et authentique, d’une relation simple au physiologique. Son monstre est un corps monté de toutes pièces, mais qui ne cesse de se défaire, sauf peut-être dans l’esprit du lecteur qui l’ajoute à sa collection de figures. Il est un être hybride et l’image d’un corps qui, s’il remplit le fantasme puéril de l’être parfait constitué de l’addition des parties les plus admirables des modèles sélectionnés, ne le fait que sur le mode de la souffrance et du renoncement.

Grand Nu joue sur cette même angoisse liée à un corps auquel les parties n’adhèrent que de façon transitoire, le temps d’un passage à l’écran. C’est un corps qui n’a aucune intériorité, qui ne se vit qu’en surface et de façon éphémère. Ce n’est pas un corps qui devient un signe, mais un signe qui prend la forme d’un corps, qui en imite les formes et les couleurs, sans s’engager pour autant à le faire vivre et à lui assurer une certaine pérennité.

*À ce titre, Grand Nu illustre ainsi très bien l'impact des nouvelles technologies sur la représentation du corps. McLuhan avait envisagé cet impact sur le corps, dans les années 1960 : « Toutes les inventions ou technologies sont des prolongements ou auto-amputations de nos corps; et des prolongements comme ceux-là nécessitent l'établissement de nouveaux rapports ou d'un nouvel équilibre des autres organes et des autres prolongements du corps. » (McLuhan 1993, 90)

B. Gervais et Mariève Desjardins

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